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Interview imaginaire

Par Girondine.

Sur le quai de Bordeaux, le 3 juillet 1826, un petit bateau à voile en partance pour Royan. On charge. Une légère excitation chez un groupe de jeunes. Ce sont des compagnons. Un des leurs se prépare à embarquer, le baluchon aux pieds et la canne à la main. Ils lui font « la conduite », selon la coutume.

« Cahiers d'archives » a voulu le rencontrer pour mieux le connaître.

C.A. - Comment faut il vous appeler ? vous semblez avoir un surnom.

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AGRICOL PERDIGUIER. - On m'appelle Avignon-la-Vertu. J'ai 20 ans, je suis menuisier, compagnon du Devoir de Liberté et fier de l'être. Mon accent et les quelques mots de patois qui m'échappent ont pour origine mon village natal, près d'Avignon. Pourquoi je suis menuisier ? Parce que mon père l'était; il avait aussi des terres. Dès que j'ai été en âge, j'ai fait de tout : ramasser le crottin sur les routes, sarcler, vendanger. Plus tard, on m'a vu charretier et laboureur. Aussi, je ne pouvais pas aller beaucoup à l'école. Mon père qui, lui, savait pourtant lire et écrire trouvait que ce type d'apprentissage n'était pas nécessaire. Il comptait sur les bras de ses enfants. Il m'a appris un peu de menuiserie. Personne ne voulait l'aider : il avait trop mauvais caractère. Après avoir connu plusieurs autres ateliers, j'ai commencé le Tour de France il y a bientôt trois ans.
Je fais partie des compagnons du Devoir de Liberté. Le compagnonnage, c'est très difficile à expliquer. On dit qu'il y a eu trois fondateurs : Salomon, le Père Soubise et maître Jacques. On ne sait rien de certain, en fait. Toutes ces sociétés se sont divisées.
Le pire c'est qu'elles se détestent et se livrent de vraies batailles . Il y a les loups , les loups-garoux , les dévorants , les drilles , les renards de liberté , les indépendants et d'autres encore . Moi je suis gavot , dans une bonne société. Chacun est égal par rapport à l'autre; l'on se vouvoie et il y a du respect.
Je regrette de dire que nous vivons, pour le compagnonnage, une très mauvaise époque. Quand je parlais de batailles, ce sont de vraies batailles, avec des morts. L'an dernier il y a eu un mort à Nantes. Ses camarades ont voulu le venger. Un beau dimanche, ils attendaient des compagnons qui " faisaient la conduite " à l'un des leurs qui repartait chez lui. C'est du côté de la Bastide qu'a eu lieu la bataille, à coups de bâtons. Les forgerons ont tué Beauceron. J'ai vu le sang et les blessures; cela ne s'oublie pas.C.A. - Faire de la route dans ces conditions, c'est prendre un risque.A.P. - Il faut être prudent et ne pas aller n'importe où et faire n'importe quoi. J'ai fait la route avec un compagnon, de Béziers à Bordeaux. Nous avons mis à peu près douze jours. A pied le plus souvent. Un peu en bateau, à nos risques et périls car nous avons chaviré. Nous évitions les auberges où nous pouvions rencontrer des compagnons d'une autre société que la nôtre. Pour éviter un pont construit par les loups , nous avons fait quelques lieues de plus.
C.A. - - La Société des compagnons du devoir vous apporte sans doute du soutien ? A.P. - Dès que nous arrivons dans une ville, nous pouvons être hébergés chez une « mère ». Le plus souvent nous partageons notre lit avec un autre compagnon. A Bordeaux, la grosse « mère » Bertrand est une bonne « mère ». On nous a fait la fête, il y a seize mois, quand nous sommes arrivés. Le "rouleur (1) " a trouvé pour moi et mon compagnon, très vite, du travail chez Moulounguet. Le "bourgeois (2)" connaît son métier. Avec son frère, il a atelier et boutique de menuiserie rue Saint Remy. Leurs affaires marchent bien. J'ai fait des escaliers, des portes des cloisons pour les navires, des devantures de boutiques, des intérieurs de magasin.
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C.A. - Cela fait beaucoup de travaux en peu de temps. Pouvez -vous nous dire comment cela se passe à l'atelier pour les compagnons ?

A.P. - Hiver comme été, nous travaillons pendant qu'il fait jour; quelquefois le dimanche s'il y a de l'ouvrage. J'étais nourri chez le « bourgeois ». Je m'étais associé avec mon compagnon de route pour le travail et la nourriture. Ensemble nous avons refendu et corroyé (3) le bois. Après le travail, vers 8 heures, nous allions chez un autre maître menuisier, M. Barbier dit Dauphiné-Cour-Fidèle, qui donne des leçons de dessin (4). Le trait, c'est très important pour nous. Certains compagnons ne savent pas écrire, mais ils savent dessiner. Nous nous installions comme nous pouvions sur les établis.

C.A. - Vous semblez travailler beaucoup, n'aviez-vous pas de distractions ?.

A.P. - Bien sûr que si. Savez-vous que le bordelais aime s'amuser ? Les jeunes vont à Plaisance ou Vincennes (5). J'ai visité Lormont et la Souys (6) : on pouvait y rire, chanter, manger. J'ai aussi découvert ici le théâtre. Avec mes compagnons de chambre, nous lisions le soir des tragédies "Othello", "Phèdre" , les chefs-d'ouvre de Voltaire. Plus il y avait de morts, plus nous trouvions cela sublime et parfait. Cela me changeait des propos et chansons de certains compagnons qui hurlent qu'ils veulent arracher la peau du ventre et boire le sang des gavots. A Bordeaux, j'ai vu aussi fonctionner une cloche à plongeur, lancer un bateau sur lequel j'avais fait de la menuiserie et brûler les magasins de M. Balguerie.

C.A. - N'avez-vous donc pas quelques regrets de quitter cette bonne ville ?

A.P. - J'ai un peu honte de donner les vraies raisons de mon départ. Comme je l'ai dit, j'aimais le dessin. Or, j'avais rencontré un compatriote, Avignonnais-le-Chapiteau, savant dans le trait. Nous étions devenus amis. Il habitait chez M. Marous, un vieux tailleur qui habite au Poisson Salé (7). J'ai accepté de partager sa chambre et son lit. Or, il est tombé gravement malade; il s'est mis à tousser et cracher; il sentait mauvais. Je n'osais rien dire. Le soir, je me couchais, bien au bord sur le lit, bras et jambes pendantes. Je me suis senti devenir faible à mon tour; il me semblait que mes dents noircissaient. C'est pourquoi j'ai décidé de partir. J'ai quitté tout à l'heure mon malheureux ami; nous avons pleuré ensemble.

C.A. - Vous avez un passeport pour Nantes. Quels sont vos projets d'avenir ?

A.P. - Avec la société des compagnons du Devoir, je vais continuer à apprendre des tours de menuiserie. J'aime le trait et je souhaiterais en savoir plus. Plus tard je retournerai dans mon pays. Comme tout le monde, je me marierai et m'y établirai. A moins que sur la route je ne rencontre une jeune personne et des circonstances qui me permettent de vivre.

Propos recueillis par Girondine.
D'après Mémoires d'un Compagnon d'Agricol PERDIGUIER (1855)

Agricol Perdiguier ne s'est pas établi dans son village qu'il a retrouvé en 1828 après un voyage de 4 ans et demi. Il a exercé son métier à Paris, dans le faubourg Saint Antoine tout en militant activement pour une réforme du compagnonnage et les idées républicaines. Publication de divers ouvrages (Chansons du compagnonnage, Le Livre du compagnonnage).
Assez connu, il inspirera George Sand et Eugène Sue. Elu député en 1848, il sera proscrit en 1851 et contraint de partir à l'étranger. Retour à Paris en 1855. Blessé à la main, il diversifie ses activités : leçons de « trait », gestion d'un garni, travaux de librairie. Toujours républicain, il refusera cependant la Commune en 1870, pour diverses raisons. Il est mort, pauvre, en 1875, à Paris.

Remarque
Agricol Perdiguier avait bonne mémoire. Le menuisier Moulounguet et son frère exerçaient en effet leur activité à Bordeaux. Les actes de l'état civil et les archives notariales permettent de les situer. Il en est de même de Marrou, le tailleur du Poisson-Salé.


Notes
(1) Compagnon chargé de l’embauche.
(2) Patron.
(3) Corroyer : dégrossir le bois au rabot.
(4) Il s’agit de dessin technique ; surtout utilisé en charpente et menuiserie.
(5) Lieux de plaisir vers la rue Croix de Seguey.
(6) Sur la rive droite, vers Floirac.
(7) Un tronçon de la rue Sainte Catherine entre la rue des Ayres et le Cours Victor Hugo.