Par Monique Lambert.
Tout avait commencé par la découverte aux Archives municipales de Bordeaux d’un grand registre. C’était une liste de décrotteurs pour les années de 1834 à 1839.
Beaucoup de noms, complétés par des informations précises : âge, lieu de naissance, domicile. Il y avait tout ce qu’il fallait pour inciter à en savoir plus.
Précisons qu’il s’agissait essentiellement d’adresses sur Bordeaux.
Qu’est-ce qu’un décrotteur ?
Définir en quoi consistait ce petit métier, une profession « infime » comme le qualifiait le Dr Marmisse 1 en 1865, n’était pas aisé. A Paris, avant la Révolution, il semblerait qu’il nettoyait les rues. Ce qui ne semblait pas être applicable au décrotteur bordelais.
Accéder à la base de données des Décrotteurs
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Qu’en était-il pour Bordeaux ? Même très idéalisée, cette lithographie de Gustave de Galard peut nous éclairer. Un jeune garçon porte une boîte à outils appelée aussi « sellette ». C’est son outil de travail. « Dans les rues, est-il écrit dans l’Indicateur du 8 juin 1849, le ruisseau est presque toujours une ornière dans laquelle tombent les roues des charrettes et des voitures ; de là des cloaques qui retiennent les eaux, dont les émanations fétides vicient l’air... Des eaux ménagères et autres sont jetées parfois d’un second étage, au risque d’inonder les passants... » |
On peut citer d’autres témoignages qui racontent le même état lamentable des rues et voies de la ville. Aussi le bourgeois soucieux de son apparence ne pouvait qu’apprécier les services d’une main d’œuvre empressée à le débarrasser d’une boue inopportune.
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Plan de la ville de Bordeaux 1835. GallicaLa campagne commençait chemin du Tondu ou au de-delà de la rue Paulin. Des projets d’aménagement non aboutis n’avaient pas permis au centre de la ville d’acquérir une voirie convenable. |
« Une foule de petits garçons qui se promènent en portant une boîte sur le dos et qui offrent aux promeneurs un coup de brosse ou de cirage. Accepte-t-on ? Ils prennent leur boîte, l’établissent à terre, vous font poser le pied dessus et en un clin d’œil vous rendent les bottes luisantes comme des glaces de Venise », témoignait un voyageur.
Des petits garçons avait-il noté. C’était en effet de très jeunes gens, parfois des enfants ou des personnes infirmes qui exerçaient ce métier. Le décrottage par cette jeune main d’œuvre n’était pas une spécialité bordelaise. Depuis des décennies il était pratiqué dans les grandes villes de France. Citons Périgueux où un poète, inspiré et touché par les décrotteurs de sa bonne ville, a relaté en vers les différents aspects de leur activité. On y découvre en particulier que ces « héros de la brosse », familiers des coins et recoins de la ville, pouvaient élargir le champ de leurs compétences et rendre divers services – commissionnaires, porteurs d’eau, de bois et autres tâches ne demandant aucun investissement en matériel. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6213790q/f3.image.r=decrotteurs.langFR |
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Un registre à Bordeaux
Cette main d’œuvre un peu remuante et incontrôlable a fait l’objet d’un arrêté du 17 novembre 1834. Portefaix, scieurs et serreurs de bois et frotteurs ont bénéficié de la même sollicitude de la part des autorités municipales.
Les grandes lignes de l’arrêté :
Art 1
A partir du 1 décembre prochain les portefaix, scieurs et serreurs de bois, les décrotteurs et frotteurs sont tenus de se pourvoir d'une plaque numérotée qui leur sera délivrée sans frais au bureau de police de sûreté à la Mairie, chaque jour de dix heures du matin à midi.
Art 2
Cette plaque ne leur sera accordée que sur la déclaration de leur nom, surnom, prénom, âge, lieu de naissance et domicile et sur la présentation d'un certificat de bonnes mœurs, dressé par deux personnes avantageusement connues et visé par Mr le Commissaire de police de leur quartier.
Une décision qui justifie l’existence d’un registre qui est parvenu jusqu’à nous, consultable aux Archives municipales de Bordeaux sous la cote 802 I 1, une source d’informations concernant le petit monde méconnu des décrotteurs.
Il commence en 1834, sans doute après la parution de l’arrêté et se termine en 1839. Y sont notés pour chaque décrotteur le numéro de sa médaille ou plaque, son patronyme, son prénom, son âge, sa commune d’origine avec mention du département et son adresse. Pour certains (rares); un commentaire.
Pour la dernière année, soit en 1839, il est constaté un certain relâchement dans la tenue du registre (pas d’indication d’âge, ni de commune d’origine).
Pour les 1298 décrotteurs dont les patronymes ont été relevés nous avons assez d’indices pour tenter de cerner cette population qui envahissait les lieux fréquentés par les bordelais.
Des jeunes qui n’étaient pas d’ici pour la plupart
- Ils étaient jeunes, parfois très jeunes. Le benjamin de la liste : Antoine Brussa, 9 ans. Il venait de Gessa, du Val d’Aran. La plupart n’avait pas 20 ans. Quelques anciens, désavantagés par l’âge ou les infirmités. Le doyen : Antoine Salgues, 79 ans originaire de Gintrac dans le Lot.
AgeNombrePourcentage9 à 16 ans51640%17 à 20 ans34727%21 à 30 ans16112%31 ans et plus21316%pas d'information615%Total1298
- Leur origine : beaucoup venaient d’ailleurs, parfois de très loin : de la Haute-Loire, du Puy-de-Dôme ou du Cantal.
Département d'origineNombreCantal428Espagne - Val d'Aran - Catalogne291Gironde135Corrèze120Haute Loire55Puy de Dôme25Haute Garonne20Dordogne14Aveyron13Lot13Basses Pyrénées12Lot et Garonne12Haute Vienne11Hautes Pyrénées8Ariège7
On peut noter la forte contribution du département du Cantal.
Les apports de Catalogne, Espagne ou Val d’Aran ont été regroupés dans une même rubrique, la tenue du registre ne permettant pas de faire de distinction entre les ressortissants de tel ou tel lieu. A partir de 1835, c’est de Viella ou Artias qu’étaient partis des contingents de jeunes catalans qui allaient se propager dans la ville.
Les girondins étaient-ils tous ou presque originaires de Bordeaux ? C’est ce que laisserait supposer le registre.
La Corrèze (les communes de Goullès, Marc Latour ou Sexcles) et la Haute Loire (la commune de Blesle en particulier note) envoyaient très régulièrement quelques-uns de leurs fils dans la capitale girondine.
De longues distances parcourues
Les cantaliens ou autres « auvergnats » étaient coutumiers de ces longs déplacements.
« Nous faisions 12 lieues ordinairement par jour ; nous mangions quatre fois. Le matin, à midi, à quatre heures quand le soleil va baisser tout à coup, et à la couchée du soleil, tard, bien tard...
Toutes les trois lieues, on s’arrête et on mange un morceau de pain ; on boit de l’eau, de celle-là qui coule dans les ruisseaux...
« On demande de la paille ; quand c’est encore dans les montagnes où il fait froid, on allume... on se sèche s’il a plu ou tombé de la neige, et quand il n’en tombe pas, c’est qu’il gèle et on se chauffe. » témoignait un petit « savoyard», ramoneur 2.
Quarante à cinquante kilomètres par jour ? Des haltes à la « belle étoile » ou dans des auberges ? Des trajets effectués sur des gabarres sur les voies d’eau navigables ? Un appel à contribution est lancé. |
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Des migrations saisonnières ?
Le registre ne peut fournir un quelconque indice. On peut supposer des motivations d’ordre économique à l’origine de ces déplacement et, se risquant plus loin esquisser quelque hypothèse politique pour justifier l’afflux des petits « catalans» qui ont envahi la corporation des petits décrotteurs dès 1835.
Extrait du journal l’Indicateur du 17 juillet 1837
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Le registre ne donne aucune indication sur la durée de leur séjour, si ce n’est une date à l’occasion d’un changement de domicile.
Les médailles changeaient parfois de propriétaires, ce qui suppose l’abandon de la fonction par le cédant – aucune date, sauf exception.
Quelques notes précisent un changement de métie : de « décrotteurs » ils passaient dans la catégorie « portefaix ».
Quel domicile ?
L’arrêté du 19 novembre 1834 préconisait la mention d’un domicile sur le registre des décrotteurs. C’est pourquoi, pour tous, en regard de leur nom, figure bien une adresse.
On peut s’étonner cependant que 68 personnes aient été portées domiciliées au n° 16 de la rue Clare. Il y avait aussi afflux au 3, rue Bourgogne (rue Baurein) ou au 10, rue Pilet.
Pour en savoir plus, le recensement de 1831 a été consulté ainsi que les bribes des années suivantes. Il a été trouvé trace d’un certain nombre de lieux portés sur le registre (rue et numéro). Pour beaucoup, la logique de la domiciliation n’est pas apparue. La présence d’un portefaix ou d’un « pays » pouvait constituer un début d’explication. Ainsi un « logeur », un certain Jean Gibra, originaire de Saint Martin dans le Cantal sous-louait ses chambres à une trentaine de d’auvergnats, tous célibataires Pour en revenir à la liste officielle des domiciles, on peut constater un regroupement relatif des jeunes par département. Ainsi les Corréziens s’étaient imposés rue du Puits Descazeaux, les catalans, sans surprise avaient investi les différentes rues du quartier Saint Michel. |
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Quant aux « cantaliens », on peut presque dire qu’ils étaient partout : dans le centre de la ville, vers Saint Seurin, la rue Paulin, souvent regroupés. Dans la rue du Piffre, (aujourd’hui, en voie de démolition, la rue Dudon), des décrotteurs s’entassaient dans quelques maisons.
Leur devenir
Sauf exception – un décès – le registre n’apporte aucune information.
Quelques pistes : on peut questionner leur département d’origine – état civil en particulier;
ou consulter les registres d’état civil de Bordeaux. Une recherche sur les mariages de 1835 à 1839 a permis de trouver quelques mariages de « cantaliens » : ils étaient portés : « frotteurs » ou « portefaix »,
ou se fier au hasard : ainsi, chez un notaire, la découverte inopinée d’un inventaire après décès d’un portefaix, ex- décrotteur.
Voir la rubrique « inventaire d’un portefaix »
Des questions
Un goût d’inachevé... Le registre qui a été travaillé était riche de promesses : il offrait la perspective de découvrir ces jeunes garçons qui hantaient les rues d’un Bordeaux d’autrefois si différent du notre. Nous avions des noms, des âges et d’autres indices ; ce n’était pas suffisant. Des questions sans réponse à ce jour : comment travaillaient – ils ? Seuls ? En équipe ? Comment était structurée cette profession ? Il devait y avoir des règles. Quelles étaient leurs relations avec les « adultes » ?
Que faisaient-ils de l’argent gagné ?
On peut regretter l’absence de témoignages. Serait-ce parce qu’ils étaient un des éléments du « mobilier urbain », que les contemporains ne les voyaient plus ?
- Dr Marmisse Longévité dans la ville de Bordeaux ou mortalité après 60 ans - 1865
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5471192s.r=decrotteurs+bordeaux.langFR - Dupuch (Adolphe), Les Petits Savoyards, Bordeaux, Faye, vers 1830
En annexe, vous pouvez trouver :
- Une base de données permettant de retrouver éventuellement le nom d’un décrotteur ou de plusieurs décrotteurs ayant séjourné à Bordeaux de 1834 à 1839 avec quelques indications complémentaires (âge, domicile, lieu de naissance en particulier).
- Un tableau téléchargeable (pdf) précisant le nouveau nom des rues mentionnées dans la base de données lorsqu’il y a eu modification au cours des temps.
Accès à la base de données des décrotteurs
09/2013