Par M. Lambert. A l’évocation de métier dans une grande ville, on pense corporations, savoir-faire, privilèges. Une approche qui se nuance à la consultation de certains documents. La réalité est plus complexe. Cet écrit présentait, par catégories, différents corps d’arts et métiers qui exerçaient leur activité dans la ville de Bordeaux. Au total, 87. |
Le classement dans le document de 1762 était prévu en quatre catégories :
1° les métiers en jurande par statuts édictés par l’autorité municipale ou « métiers réglés »,
2° les métiers en jurande par statuts accordés par lettres patentes du roi ou « métiers jurés »,
3° les métiers régis par des règlements de police- aucun corps de métier ne relève de cette catégorie,
4° les métiers sans aucun statut, ni règlement de police ou « métiers libres ». Leur activité ne fait l’objet d’aucune réglementation professionnelle et ne relèvent que de la police générale des autorités municipales.
Pour en savoir plus :
Gallinato (Bernard), Les corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux , 1992, p.14.
Cette liste est loin d’être exhaustive et ne saurait être le reflet exact de toutes les activités professionnelles exercées dans une ville prospère et commerçante, à quelque niveau que ce soit. Pas de courtiers, notaires, négociants, ni de portefaix, porteurs de chaises, domestiques, etc.
Cette liste ne concerne, sauf exception, que des métiers exercés dans Bordeaux intra-muros. Dans les sauvetés de Saint-André ou de Saint-Seurin, l’application des règles quand il y en avait, était beaucoup plus relâchée.
Les Archives départementales et, en moindre mesure, les archives municipales de Bordeaux conservent des documents qui permettent l’esquisse de la vie de certains corps de métiers, en particulier ceux qui relevaient des métiers « réglés ».
Dans la série C des AD 33 (C 1692 et suivants), on peut consulter certains registres de délibérations de diverses communautés. On peut y découvrir tout ce qui relève de la « réception » d’un postulant au titre de « maître », les difficultés de trésorerie, parfois, de la communauté, les quelques procès intentés vis-à-vis de corporations concurrentes, bref de tout ce qui peut relever de la vie d’une communauté de gens de métier. L’écriture malhabile et une orthographe parfois phonétique peuvent rendre la lecture laborieuse. Mais ces difficultés, relatives, peuvent, au contraire, être appréciées. Ne sont-elles pas la conséquence d’un témoignage teinté d’authenticité ?
Vous voulez savoir quelles sont les archives consultables pour certains métiers ? Faites-vous connaître.
Ci-dessous un extrait du tableau qui résume la situation des différents corps de métier.
Métiers jurés |
Nombre |
Métiers réglés |
Nombre |
Métiers libres |
Nombre |
Apothicaires |
13 |
Bouchers |
30 – 17 veuves |
Bouviers |
36 |
Architectes |
27 |
Boulangers |
41 |
Cafetiers limonadiers |
34 |
Armuriers |
8 |
Boulanger pain béni |
15 - 3 veuves |
Cartiers |
11 |
Arrimeurs |
41 |
Charrons |
14 |
Charretiers |
76 |
Bonnetiers et ouvriers en broche |
7 – 2 veuves |
Cordiers |
16 |
Coffriers Gueniers |
4 bahutiers |
Boutonniers |
36 |
Fabricants de bas |
5 |
Commissionnaires de sucre et autres marchandises sèches |
61 |
Chapeliers |
13 |
Mesureurs de sel |
13 |
Commissionnaires en blé |
13 |
Charpentier de haute futaie |
27 |
Sacquiers |
60 |
Constructeurs de vaisseaux |
28 |
Chaudronniers |
12 – 25 veuves |
Selliers |
10 – 5 veuves |
Cordiers |
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(05/2013)
Cadillac - 1856
Par Girondine. Acte de décès de la commune de CadillacLe vingt neuf novembre mil huit cent cinquante cinq à sept heures du soir. |
Pourquoi noter cet acte de décès ? Parce que figure dans les documents de la Justice de paix du canton de Cadillac pour l’année 1856 la description des effets délaissés par le sieur Grimaud.
L’inventaire d’objets, même s’ils n’ont que très peu de valeur, c’est un témoignage. Celui d’un homme, venu d’ailleurs on ne sait quand, célibataire, qui a travaillé de nombreuses années dans une famille de boulangers, dans un gros bourg (2295 habitants en 1856) de Gironde. On notera la modestie du vestiaire. Il n’est pas fait mention de souliers, que l’on peut supposés emportés sur lui à son départ à l’hôpital avec pantalon, chemise et vêtement chaud (c’était en novembre).
On peut s’étonner de la présence d’un « chapeau de soie ». Pourquoi un tel couvre- chef ?
Il est mentionné le montant des gages : 25 f par mois. Etait – il nourri et logé ?
Malle et les objets décrits sont restés à la garde du Sr Ducaule. Qu’en a-t-il fait ? A-t-il contacté la famille ou les amis, correspondants de Henri Grimaud ?
Il est noté en marge de l’acte le montant des frais d’enregistrement : 2 f 40 centimes.
Cote ADG 33 : 4 U 15/49 acte N°1
Le 3 janvier 1856
Description d'effets
Grimaud
Le trois janvier mil huit cent cinquante six, à trois heures de relevée, Nous Jean Charles Auguste Desse juge de paix du canton de Cadillac assisté de Mathieu Alphonse Barreyre, greffier, sur l'avis qui nous a été donné par M. Ducaule, boulanger à Cadillac du décès d'un sieur Henri Grimaud, ouvrier boulanger âgé d'environ cinquante huit ans qui a eu lieu à l'asile de ladite ville le vingt neuf novembre dernier et qui nous informe en même temps qu'une malle appartenant au décédé et de laquelle il n'a pas la clé est déposée chez lui dans la chambre qu’occupait le défunt avant sa maladie tant qu'il était son ouvrier.
Nous sommes transportés d'office chez ledit Sr Ducaule qui nous a conduit dans la chambre qu'occupait le défunt au premier étage prenant jour par une croisée au midi et où nous avons trouvé en effet une malle noire, fermée au moyen d'un cadenas et d'une serrure. La clé de cette malle que le sr Grimaud avait sur lui lors de son entrée à l'asile n'ayant pas été retrouvée nous avons fait procéder à une ouverture par le Sr Charles Mathelot, serrurier à Cadillac et nous avons vu que cette malle contenait les objets dont le détail suit :
- cinq chemises en coton dont trois en
couleur et deux blanches ; - sept mouchoirs de diverses couleurs ;
- une vieille veste en drap noir ;
- un vieux pantalon drap de moire noir ;
deux bretelles en coton ; - un petit gilet de velours usé;
- une paire de chaussettes en coton ;
- un gilet de tricot couleur grise ;
- un chapeau noir en soie ;
- deux gants en coton gris ;
- une petite montre en argent forme
ancienne sur le cadran et le mouvement de
laquelle on lit ces mots : Breguet et fils ; - un vieux beret en laine.
Dans le chapeau désigné sous le n°8 se sont trouvés :
- onze lettres de sa famille ou de ses
amis; les deux dernières sont datées, l'une
de Rochefort du cinq août mil huit cent cinquante
quatre et l'autre de St Martory (Haute Garonne)
du 30 août 1855. - cinq pièces qui sont des reçus ou certificats;
- enfin, soixante quinze centimes en monnaie
de billon
La malle ainsi que les objets ci-dessus décrits qu'elle contenait sont restés en lagarde dudit Ducaule qui s'en est chargé pour les représenter quand et qui il appartiendra comme étant les seuls objets dépendant de la succession dudit Grimaud et laissés par lui dans ladite maison ainsi que l'affirme le dit Sr Ducaule ici présent qui en a fait le serment la main levée à Dieu et qui a déclaré qu'il n'a rien détourné directement ni indirectement des objets dépendant de cette succession.
Le Sr Ducaule ajoute
1° qu'il présume que le défunt a des parents à St Martory département de la Haute Garonne qu'il lui en a parlé quelques fois et qu'il y est même allé pendant qu'il était ouvrier chez M.Bailly, beau-père du Sr Ducaule
2° et que cet ouvrier a été payé de ses gages qui étaient de vingt cinq francs par mois jusques au dix novembre dernier et qu'ayant cessé de travailler, par suite de sa maladie, le vingt de même mois il ne lui doit que dix jours de gages soit huit francs trente trois centimes.
De tout quoi a été dressé le présent procès verbal à Cadillac, en la demeure du dit Sr Ducaule les jour, mois et an sus dits et clos à quatre heures du soir, lecture faite le dit Sr Ducaule a signé avec nous et le greffier.
Ducaule
Alph Barreyre Desse
En marge : Frais d’enregistrement : 2f 40 centimes
(04/2013)
Par Marcel Douyrou. François Morpain est né dans la paroisse Saint-Vincent-d'Yvrac, dans l'Entre-Deux-Mers, en Gironde. Le 28 mars 1520 (note 1), Jehan Guyart, maître imprimeur à Bordeaux, passe contrat d'apprentissage avec François, fils de Colas Morpain (note 2), marchand, par lequel moyennant huit boisseaux de froment, Jehan Guyart se charge de le nourrir, le coucher et le chausser pendant trois ans et lui donner à la fin de son apprentissage une paire de chausses de la valeur d'un écu d'or. Cette imprimerie, dans la paroisse Sainte-Colombre, a sorti de ses presses de 1525 à 1543 trente-six volumes revêtus de sa marque. Apprenti puis compagnon, François Morpain succède en 1542 à Jehan Guyart et devient imprimeur juré de l'Université. Un des premiers soins en s'établissant fut de renouveler le vieux matériel de Guyart : il substitue sur sa presse les caractères romains en caractères gothiques. En 1545, François Morpain imprime à Bordeaux le premier livre en langue basque, avec un titre en latin : "Linguae Vasconum Primitiae" Prémisses de la langue des Vascons (« prémisses » étant en général au pluriel en langue française). Nous avons là le début des livres imprimés en basque ... |
Son auteur, Bernard Detchepare, curé de Saint-Michel-le-Vieux, est natif d'une maison noble de la paroisse de Bussunaritz-Sarrasquette et probablement de la seigneurie d'Apat. En 1530 les Espagnols abandonnent la Basse-Navarre avec sa capitale Pampelune. Bernard Detchepare est emprisonné quelques temps à Pau après le départ des Espagnols de la région de Saint-Jean-Pied-de-Port pour, semble-t-il, ses sympathies envers l'occupant castillan 3
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Espagnols abandonnent la Basse-Navarre avec sa capitale Pampelune. Bernard Detchepare est emprisonné quelques temps à Pau après le départ des Espagnols de la région de Saint-Jean-Pied-de-Port pour, semble-t-il, ses sympathies envers l'occupant castillan (note 3). Arnaud Aguergaray (note 4) divise l'opuscule de 54 pages de Detchepare en quatre parties : la première traite de sujets religieux; la seconde rassemble des poèmes amoureux; le troisième est l'autobiographie de l'auteur; des poésies figurent dans la dernière partie. L'ouvrage est dédié à M. Bernard de Lahet (note 5) , avocat général au Parlement de Bordeaux. Issu d'une famille du Labourd, marié à Antonie de Guilloche d'une famille de parlementaires bordelais, il est pourvu le 22 août 1530 de la charge d'avocat général. Il se démet de ses fonctions ne 1553 en faveur de son fils Jean mais continue de siéger jusqu'à sa mort en 1562. |
Jean de Lahet, seigneur de Romettes, soupçonné un certain temps de favoriser les gens de la Religion Réformée, est inhumé à Bordeaux en 1572. |
Concernant le recueil Detchepare, Morpain demande au Parlement que "inhibitions soient faites à tous les imprimeurs, libraires et marchands du ressort de Bordeaux d'imprimer, faire imprimer et vendre le dit traité durant trois ans".
A ce jour, un seul exemplaire (note 6) est connu conservé à la Bibliothèque Nationale, provenant de la bibliothèque du prince de Condé.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8609513p/f1.image.r=linguae%20%20vasconum%20primitiae.langFR
Veuve de François Morpain en 1563, Marie Geoffre poursuit son activité jusqu'en 1570, puis cède son atelier à Pierre de Ladime.
Souhaitons à un bibliophile heureux de découvrir un jour un exemplaire du recueil de Bernard Detchepare, dans le catalogue d'une grande vente aux enchères à Paris ou à Londres...En 1575 a été édité le nouveau Testament traduit en basque ("Jésus Christ gure Jaunaren Testamentu Berria") par Joannes de Leizarraga (1506-1601), à la demande exprimée par le synode calviniste de Pau en 1565. L'ouvrage a été acquis à Londres pour la somme de 27 000 euros en 2008 !
Les débuts de l'imprimerie de Bayonne sont mal connus mais il semble que le premier livre véritablement imprimé à Bayonne en 1642 soit "Tresora hirour lenguaietaqua francesa espagnola eta hasquara" Bayonan Frances Bourdot, libourou Eguillaren echian.
On ignore les origines de Bourdot, on relève uniquement dans les registres paroissiaux de la ville le baptême le 16 novembre 1643 de Marie, fille de François Bourdot, imprimeur et d'Espagnette Dubroca. L'année suivante, il quitte Bayonne et sera remplacé par Bernard Bosc.
Notes
- Contrat 3 E 2498 F°9 ADG.
- Le domaine de Morpain, depuis 1480 à Yvrac, a connu plusieurs propriétaires. Citons parmi eux de 1791 à 1816 Pierre Etienne Cabarrus, négociant, fils de Dominique, Consul de la Bourse à Bayonne, marié à Bordeaux en 1785 à Jeanne Cabarrus, fille de Thomas Cabarrus le Jeune et de Anne Guilhem.
Rn 1969, M. Yves-Jean-Baptiste Atchériteguy achète le domaine de Morpain (il subsiste environ 2 hectares sur les 46 de 1791). - Notons que les registres de la paroisse de Bussunaritz sont encore rédigés en espagnol jusqu'au tout début du XVII éme siècle.
- Le lecteur curieux peut consulter le n° 34 de mai 2006, page 89 à 94 de la revue JAKINTZA, article de Arnaud AGUERGARAY. La plaquette est consacrée à la paroisse de Bussunaritz-Sarrasquette.
- Lahet, famille connue à Bordeaux dès le début su XVI éme e siècle. François et Louis de Lahet présentent en 1590 les lettres de Bourgeoisie de leur grand-père Arnaud de Lahet "courretier de Bordeaux".
A Bayonne est connu Bernard de Lahet, évêque du diocèse jusqu'à son décès de la peste en 1519. En 1526 la maison de Lahet, rue de Luc est donnée au Chapître pour loger le chanoine le plus ancien. - Il en aurait été fait une réimpression en 1847 par Gustave Brunet-Bordeaux - Henri Faye en 1847 - sous le titre "Poésies basques de Bernard Detchepare" avec traduction en français pour la première fois. IN-8 de 82 pages.
03/2013
Par Monique Lambert.
Des carrières de pierres de Barsac et Cérons, classées dans la catégorie des carrières « par tranchées », utilisées pour l’extraction des pierres plates, il ne reste rien de visible. Tout a été rebouché. Ici, cependant, des hommes ont manié pic et coin. Bien oubliés, ce sont eux qui sont évoqués dans ces pages. Afin de les identifier leurs noms avaient été relevés à partir des actes de l’Etat civil des deux communes étudiées. La consultation des actes passés chez les notaires qui officiaient sur ce territoire avait permis de mieux les situer. Très succincts, des tableaux ont été rédigés à partir des renseignements recueillis. Ils devaient servir de repères en vue d’un travail de recherche plus élaboré. Tels que, ces documents peuvent-ils attirer l’attention de certains ? |
Un appel à contribution est lancé, tant pour les carriers de Créon et Barsac que pour ceux des autres lieux d’extraction de Gironde. Il y a beaucoup à découvrir.
On peut consulter avec profit : |
Tableaux :
- Colonne de gauche : patronyme du carrier et celui de sa femme,
- Colonne du milieu : lieux de résidence,
- Colonne de droite : date des traces relevées en ce qui concerne le carrier avec éventuellement une indication complémentaire.
Commune de Barsac
(Extrait du tableau)
Noms - Couples
|
Lieux
|
Dates des traces relevées
|
Barbe - Dupin | Andoise | 1790 |
Barbe - Sarraute | Andoise | 1820 fils de Barbe - Ducau |
Barbe - Ducau | 1790 vigneron | |
Barbe - Bernadet | Andoise | 1834 |
Bernadet - Mercier | J. Bordes, Plegmate Doucet | 1790 |
Bernadet - Espagne | Plegmate | 1789 |
Bernadet - Nercam | Simon ? | 1826 |
Bernadet - Saint Blancard | Lapinesse | 14836 |
Billaubec - Pascaud | Arnautou | 1821 |
Boyreau - Mercié | Plegmate | 1790 |
Cadillon - Moura | Lagardan | 1837 |
Carasset - Destanque | Carrac | 1790 |
Castandet - Amanieu | Lantic - Gravac | 1792 |
Liste complète des carriers de Barsac (33)arriers de Barsac (33) à télécharger (pdf)
Commune de Cérons.
(Extrait du tableau)
Noms - Couples
|
Lieux
|
Dates des traces relevées
|
Audignon | vers 1770 | |
Azera | Peyraut | vers 1815 |
Baillet – Expert (marchande) | Freyron | m 1829 |
Baillet- Bayle | v 1810 | |
Baillet- Clavé | Freyron | fils Baillet - Bayle |
Balan - Nercam | Heuradin | vers 1812 |
Barreyre - Morange | vers 1793 | |
Barreyre - Bernadey | Barreire | vers 1830 |
Barreire - Harroum | Barreire | vers 1789 |
Bayle - Barreyre | Freyron | vers 1738 |
Bayle - Pascau | vers 1795 | |
Bayle - Bayle | vers 1795 | |
Bayle - Laumom | Freyron | vers 1822 enfants |
Liste complète des carriers de Cérons (33) à télécharger (pdf).
01/03/2013
Interview imaginaire
Par Girondine.
Sur le quai de Bordeaux, le 3 juillet 1826, un petit bateau à voile en partance pour Royan. On charge. Une légère excitation chez un groupe de jeunes. Ce sont des compagnons. Un des leurs se prépare à embarquer, le baluchon aux pieds et la canne à la main. Ils lui font « la conduite », selon la coutume.
« Cahiers d'archives » a voulu le rencontrer pour mieux le connaître.
C.A. - Comment faut il vous appeler ? vous semblez avoir un surnom.
AGRICOL PERDIGUIER. - On m'appelle Avignon-la-Vertu. J'ai 20 ans, je suis menuisier, compagnon du Devoir de Liberté et fier de l'être. Mon accent et les quelques mots de patois qui m'échappent ont pour origine mon village natal, près d'Avignon. Pourquoi je suis menuisier ? Parce que mon père l'était; il avait aussi des terres. Dès que j'ai été en âge, j'ai fait de tout : ramasser le crottin sur les routes, sarcler, vendanger. Plus tard, on m'a vu charretier et laboureur. Aussi, je ne pouvais pas aller beaucoup à l'école. Mon père qui, lui, savait pourtant lire et écrire trouvait que ce type d'apprentissage n'était pas nécessaire. Il comptait sur les bras de ses enfants. Il m'a appris un peu de menuiserie. Personne ne voulait l'aider : il avait trop mauvais caractère. Après avoir connu plusieurs autres ateliers, j'ai commencé le Tour de France il y a bientôt trois ans. Je fais partie des compagnons du Devoir de Liberté. Le compagnonnage, c'est très difficile à expliquer. On dit qu'il y a eu trois fondateurs : Salomon, le Père Soubise et maître Jacques. On ne sait rien de certain, en fait. Toutes ces sociétés se sont divisées. Le pire c'est qu'elles se détestent et se livrent de vraies batailles . Il y a les loups , les loups-garoux , les dévorants , les drilles , les renards de liberté , les indépendants et d'autres encore . Moi je suis gavot , dans une bonne société. Chacun est égal par rapport à l'autre; l'on se vouvoie et il y a du respect. Je regrette de dire que nous vivons, pour le compagnonnage, une très mauvaise époque. Quand je parlais de batailles, ce sont de vraies batailles, avec des morts. L'an dernier il y a eu un mort à Nantes. Ses camarades ont voulu le venger. Un beau dimanche, ils attendaient des compagnons qui " faisaient la conduite " à l'un des leurs qui repartait chez lui. C'est du côté de la Bastide qu'a eu lieu la bataille, à coups de bâtons. Les forgerons ont tué Beauceron. J'ai vu le sang et les blessures; cela ne s'oublie pas.C.A. - Faire de la route dans ces conditions, c'est prendre un risque.A.P. - Il faut être prudent et ne pas aller n'importe où et faire n'importe quoi. J'ai fait la route avec un compagnon, de Béziers à Bordeaux. Nous avons mis à peu près douze jours. A pied le plus souvent. Un peu en bateau, à nos risques et périls car nous avons chaviré. Nous évitions les auberges où nous pouvions rencontrer des compagnons d'une autre société que la nôtre. Pour éviter un pont construit par les loups , nous avons fait quelques lieues de plus. |
C.A. - - La Société des compagnons du devoir vous apporte sans doute du soutien ? A.P. - Dès que nous arrivons dans une ville, nous pouvons être hébergés chez une « mère ». Le plus souvent nous partageons notre lit avec un autre compagnon. A Bordeaux, la grosse « mère » Bertrand est une bonne « mère ». On nous a fait la fête, il y a seize mois, quand nous sommes arrivés. Le "rouleur (1) " a trouvé pour moi et mon compagnon, très vite, du travail chez Moulounguet. Le "bourgeois (2)" connaît son métier. Avec son frère, il a atelier et boutique de menuiserie rue Saint Remy. Leurs affaires marchent bien. J'ai fait des escaliers, des portes des cloisons pour les navires, des devantures de boutiques, des intérieurs de magasin. |
C.A. - Cela fait beaucoup de travaux en peu de temps. Pouvez -vous nous dire comment cela se passe à l'atelier pour les compagnons ?
A.P. - Hiver comme été, nous travaillons pendant qu'il fait jour; quelquefois le dimanche s'il y a de l'ouvrage. J'étais nourri chez le « bourgeois ». Je m'étais associé avec mon compagnon de route pour le travail et la nourriture. Ensemble nous avons refendu et corroyé (3) le bois. Après le travail, vers 8 heures, nous allions chez un autre maître menuisier, M. Barbier dit Dauphiné-Cour-Fidèle, qui donne des leçons de dessin (4). Le trait, c'est très important pour nous. Certains compagnons ne savent pas écrire, mais ils savent dessiner. Nous nous installions comme nous pouvions sur les établis.
C.A. - Vous semblez travailler beaucoup, n'aviez-vous pas de distractions ?.
A.P. - Bien sûr que si. Savez-vous que le bordelais aime s'amuser ? Les jeunes vont à Plaisance ou Vincennes (5). J'ai visité Lormont et la Souys (6) : on pouvait y rire, chanter, manger. J'ai aussi découvert ici le théâtre. Avec mes compagnons de chambre, nous lisions le soir des tragédies "Othello", "Phèdre" , les chefs-d'ouvre de Voltaire. Plus il y avait de morts, plus nous trouvions cela sublime et parfait. Cela me changeait des propos et chansons de certains compagnons qui hurlent qu'ils veulent arracher la peau du ventre et boire le sang des gavots. A Bordeaux, j'ai vu aussi fonctionner une cloche à plongeur, lancer un bateau sur lequel j'avais fait de la menuiserie et brûler les magasins de M. Balguerie.
C.A. - N'avez-vous donc pas quelques regrets de quitter cette bonne ville ?
A.P. - J'ai un peu honte de donner les vraies raisons de mon départ. Comme je l'ai dit, j'aimais le dessin. Or, j'avais rencontré un compatriote, Avignonnais-le-Chapiteau, savant dans le trait. Nous étions devenus amis. Il habitait chez M. Marous, un vieux tailleur qui habite au Poisson Salé (7). J'ai accepté de partager sa chambre et son lit. Or, il est tombé gravement malade; il s'est mis à tousser et cracher; il sentait mauvais. Je n'osais rien dire. Le soir, je me couchais, bien au bord sur le lit, bras et jambes pendantes. Je me suis senti devenir faible à mon tour; il me semblait que mes dents noircissaient. C'est pourquoi j'ai décidé de partir. J'ai quitté tout à l'heure mon malheureux ami; nous avons pleuré ensemble.
C.A. - Vous avez un passeport pour Nantes. Quels sont vos projets d'avenir ?
A.P. - Avec la société des compagnons du Devoir, je vais continuer à apprendre des tours de menuiserie. J'aime le trait et je souhaiterais en savoir plus. Plus tard je retournerai dans mon pays. Comme tout le monde, je me marierai et m'y établirai. A moins que sur la route je ne rencontre une jeune personne et des circonstances qui me permettent de vivre.
Propos recueillis par Girondine.
D'après Mémoires d'un Compagnon d'Agricol PERDIGUIER (1855)
Agricol Perdiguier ne s'est pas établi dans son village qu'il a retrouvé en 1828 après un voyage de 4 ans et demi. Il a exercé son métier à Paris, dans le faubourg Saint Antoine tout en militant activement pour une réforme du compagnonnage et les idées républicaines. Publication de divers ouvrages (Chansons du compagnonnage, Le Livre du compagnonnage). Assez connu, il inspirera George Sand et Eugène Sue. Elu député en 1848, il sera proscrit en 1851 et contraint de partir à l'étranger. Retour à Paris en 1855. Blessé à la main, il diversifie ses activités : leçons de « trait », gestion d'un garni, travaux de librairie. Toujours républicain, il refusera cependant la Commune en 1870, pour diverses raisons. Il est mort, pauvre, en 1875, à Paris. |
Remarque
Agricol Perdiguier avait bonne mémoire. Le menuisier Moulounguet et son frère exerçaient en effet leur activité à Bordeaux. Les actes de l'état civil et les archives notariales permettent de les situer. Il en est de même de Marrou, le tailleur du Poisson-Salé.
Notes
(1) Compagnon chargé de l’embauche.
(2) Patron.
(3) Corroyer : dégrossir le bois au rabot.
(4) Il s’agit de dessin technique ; surtout utilisé en charpente et menuiserie.
(5) Lieux de plaisir vers la rue Croix de Seguey.
(6) Sur la rive droite, vers Floirac.
(7) Un tronçon de la rue Sainte Catherine entre la rue des Ayres et le Cours Victor Hugo.