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Par Girondine.

Touché par la situation des « filles-mères », un médecin bordelais a pris leur défense. Un article publié dans une revue décrit leurs épreuves. Il propose la création d'un refuge.

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Des femmes qui ne trouvent aucun secours
« La situation la plus triste, la plus épouvantable, est celle des filles-mères, parce qu'elles ne trouvent aucun secours, que toute porte se ferme devant elles, et qu'elles ont à subir les souffrances et les dégoûts de leur maternité, en même temps que les outrages et la misère qui en sont les conséquences fatales. C'est une domestique, une petite ouvrière, plus ou moins abandonnée de sa famille qui s'inquiète fort peu d'elle, inexpérimentée, qui un beau jour s'est laissé séduire, qui a commis une faute. Et puis, cette faute a eu des conséquences, elle est enceinte, ou au moins elle le croit. Elle fait part de ses doutes au séducteur, et celui-ci s'éclipse. C'est au moins ainsi que les choses se passent dans la très grande majorité des cas. Le temps s'écoule, les doutes des premiers moments deviennent une réalité. La grossesse est certaine. Ah ! celle-là n'accueille pas la maternité comme un sujet de joie et comme un bonheur ! C'est un coup terrible qui l'atteint, et sa grossesse, le plus souvent va être un véritable martyre.

Dissimuler sa grossesse
Elle aussi, il lui faut travailler pour vivre et le travail auquel elle se livre est généralement pénible. Les quatre ou cinq premiers mois se passent encore assez bien. Elle peut dissimuler sa grossesse, et ne souffre que des angoisses que lui cause son état et sa révélation prochaine. Mais le moment est venu où la grossesse ne peut plus se cacher. Si elle est ouvrière, le plus souvent on la chasse de l'atelier où elle constituerait un mauvais exemple, si elle est domestique, elle est chassée encore plus sûrement. Et souvent aussi, c'est sa famille elle-même qui la repousse, fréquemment après l'avoir maltraitée, pour ne pas être éclaboussée par sa faute, pour ne pas être déshonorée, car, dans notre société civilisée, la maternité, pour toute femme non mariée, est une flétrissure.

Et alors que va devenir cette malheureuse ? Quelquefois elle a quelques économies ; alors elle cherche un gîte peu coûteux où elle s'enfouit, où elle se cache, autant que son pécule peut durer. Quand celui-ci est épuisé, et le moment ne se fait pas longtemps attendre, elle vient frapper à la porte d'un service d'accouchements, elle demande à être admise, et le plus souvent, comme on ne peut pas l'admettre, elle va alors de refuge de nuit en refuge de nuit, couchant dans d'infâmes garnis où elle paie quelques sous pour dormir quelques heures, jusqu'au jour, où, enfin, une maternité peut lui offrir un lit. Celles-là ont été courageuses, elles ont lutté jusqu'au bout, elles ont atteint à force d'énergie le moment de l'accouchement, l'enfant est né ; dans quel état ? C'est ce que nous dirons tout à l'heure.

Mais d'autres, effrayées à l'idée des souffrances qui les attendent, affolées par la crainte du déshonneur, trouvent à leur portée un remède radical. Elles vont s'adresser à quelque matrone, elles se soumettent à ses manouvres, un avortement criminel est pratiqué. Voilà un enfant sacrifié, et quelquefois, souvent même, la mère succombe, victime de son crime.Accoucher seule
Enfin quelques-unes, à force de précautions, serrées dans leur corset, supportent sans rien dire leurs douleurs, arrivent à dissimuler leur grossesse jusqu'au terme. Elles accouchent dans la maison où elles sont employées, parfois même dans leur famille, seules, retirées dans leur chambre, espérant jusqu'au bout tromper la vigilance de leur entourage. L'enfant est venu mais l'amour maternel n'est pas né, et cette femme qui vient de traverser, sans pousser un cri, les plus terribles souffrances, cette femme épuisée, presque folle, ne retrouve de forces que pour assassiner son enfant.Et même, quand la mère est véritablement mère, croyez-vous que les épreuves qu'elle a subies n'ont pas eu leur répercussion sur l'enfant qu'elle portait ? Sans vouloir parler d'autre chose, tous les accoucheurs savent que l'albuminurie gravidique se développe de préférence chez les femmes mal nourries, placées dans de mauvaises conditions hygiéniques, et mes observations personnelles m'ont démontré que l'albuminurie non traitée tue l'enfant dans plus de 50% des cas, et la mère dans une proportion de 20 à 25%. Les faits parlent d'eux-mêmes ; et cependant, combien restent inconnus. L'avortement criminel, en particulier, est infiniment plus fréquent que ne pourraient le faire croire les cas livrés à la publicité. C'est un crime à la portée de toutes les bourses, qui reste caché lorsqu'il n'est pas suivi de complications et que, dans le cas contraire, pourraient seuls révéler ceux qui ont pour devoir de se taire.Je n'ai rien exagéré des souffrances et des misères que je viens de vous décrire. Voyons maintenant de quels moyens nous disposons pour y pallier.Il faut créer un asile
Ce qu'il faut à ces femmes, c'est un asile où elles puissent trouver le calme, le repos et les soins nécessaires, dès que leur grossesse devient une gêne véritable pour leur travail. Pour les filles-mères, il faut plus. Il faut un refuge où elles puissent entrer dès que leur grossesse ne peut plus être dissimulée, où elles puissent, si elles le veulent, cacher à tous les yeux leur situation. C'est le seul moyen de les soustraire aux tentations criminelles ; c'est aussi le seul moyen de leur éviter, au moins en grande partie, les misères qui doivent retomber sur la santé de leur enfant.
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Un constat alarmant
Actuellement, à Bordeaux, il existe pour ces femmes 40 lits, dont 25 à la Maternité de Pellegrin et 15 à la clinique d'accouchements de l'hôpital Saint-André. Ces quarante lits sont-ils suffisants ? Pas du tout. Ils sont presque constamment occupés ; aussi le règlement est-il très justifié, qui ne permet, hors les cas urgents, de recevoir les femmes que pendant le dernier mois de grossesse, c'est-à-dire au moment où elles ont besoin d'une surveillance spéciale et de soins minutieux.Je n'ai pas pu juger par moi-même de ce qui se passe à la Maternité de Pellegrin mais j'ai pu, pendant trois années, voir tous les jours ce qui se passe à l'hôpital Saint-André, et je présume que sur ce point, les choses doivent dans les deux services se comporter de façon à peu près identique.Combien de fois ne nous est-il pas arrivé de voir s'adresser à nous une mère de famille ne pouvant plus nourrir ses enfants : « Pas de place, revenez dans quelques jours, peut-être aurons-nous un lit ? ». Et si cette femme n'était grosse que de sept mois, ce n'était pas quelques jours qu'elle avait à attendre, c'était quatre ou cinq semaines.

Et les filles-mères, fuyant leur famille, venant de la campagne pour échapper aux injures et aux outrages de ceux qui les entourent ; et celles que, le jour même, leurs maîtres avaient jetées sur le pavé, sans s'occuper de ce qu'elles deviendraient. Celles-là nous arrivaient, enceintes de six mois à peine, et nous étions obligés de leur refuser asile. Il faut avoir assisté à ces scènes de désespoir ; il faut avoir vu ces pleurs, il faut avoir entendu ces cris : »Que vais-je devenir, si vous ne voulez pas de moi ? » pour se rendre compte de la réelle douleur qu'on éprouve à ne pas pouvoir secourir ces malheureuses. On est, à ce moment tenté de considérer le règlement hospitalier comme cruel ; et cependant, il n'est que sage. Devant des situations réellement navrantes, dans des cas où il devient impossible de ne pas se laisser aller à la pitié, nous avons fait fléchir le règlement. Conséquence fatale, nous avons immobilisé un lit pour deux mois et demi, parfois pour trois mois, et pendant ce temps nous avons dû refuser, faute de place, des femmes tout aussi malheureuses, tout aussi intéressantes, et pour en secourir une, nous avons été obligé d'en négliger trois ou quatre dont les besoins étaient tout aussi pressants sinon plus encore. A celles que nous avons refusées, il fallait cependant un abri. Elles sont allées chercher ailleurs ce que nous ne pouvions leur donner, et c'est ainsi qu'on rencontre dans des services hospitaliers des femmes enceintes de sept à huit mois, terminant leur grossesse entre une malade atteinte de fièvre typhoïde et une tuberculeuse.

On est trop enclin à se reposer doucement du soin de tout prévoir et de tout faire sur les administrations hospitalières .On ne songe pas assez aux charges énormes qu'elles ont déjà à supporter, et on a trop tendance à leur en offrir d'autres, sans pour cela augmenter leur budget. D'ailleurs, je l'ai dit plus haut, les femmes enceintes ne sont pas des malades, leur place n'est pas dans les hôpitaux, et seules doivent être admises longtemps à l'avance dans les maternités, celles que quelque complication de la grossesse désigne pour des soins spéciaux et pour une surveillance particulière. Les autres ont besoin d'être secourues, certainement ; mais elles le seront mieux par les soins d'une institution spéciale, ou d'une ouvre d'initiative privée.

Des exemples : Paris et Lyon
A Bordeaux, il n'existe rien de semblable; mais déjà deux villes de France ont montré ce qu'on pouvait faire ; ces deux villes sont Paris et Lyon.

Dans ces deux villes, les femmes qui ont été recueillies au refuge-ouvroir sont secourues pendant quinze mois, à condition qu'elles gardent leurs enfants avec elles, et qu'elles l'allaitent. Pas de secours en argent ; mais des bons de pain et de viande, les soins médicaux et les médicaments donnés gratuitement, des vêtements, du bois, enfin, les objets de première nécessité Les résultats, les voici : de 1878 à 1891, la Société pour la propagation de l'allaitement maternel a secouru 56 926 enfants ; 694 seulement ont succombé, c'est-à-dire à peine 6%. Comparez cette mortalité avec celle de 34% qui sévit chez les enfants assistés (rapport de M. Strauss).et jugez.

Je vous ai montré, Messieurs, les misères qu'il faut secourir. J'ai fait rapidement défiler devant vous les moyens employés à Paris et à Lyon pour soulager les mères et protéger les enfants. Vous savez, sans que j'ai besoin de vous le répéter, que Bordeaux est resté jusqu'ici en dehors de cette grande ouvre et de ce devoir social qu'est l'assistance des femmes enceintes. Le refuge-ouvroir de la Société pour la propagation de l'allaitement maternel me semble être le modèle des établissements de ce genre.

Protéger la femme enceinte, la sauver des idées de suicide, d'infanticide, d'avortement criminel, c'est bien. Mais l'ouvre reste incomplète si on va pas plus loin. A quoi sert d'avoir favorisé la naissance d'un enfant bien constitué, si cet enfant doit être abandonné quelques jours plus tard, ou doit succomber dans les premiers mois, victime des nourrices mercenaires ? Pour cela, il faut suivre la mère, l'aider presque jour par jour dans sa tâche.

Pour cela, une administration, si dévouée soit-elle, est insuffisante. Une fois la femme accouchée, elle ne peut plus que lui donner des secours pécuniaires, alors qu'il lui faut aussi des secours moraux. C'est par le relèvement moral de la mère qu'on arrivera à sauver l'enfant, et il faut dans cette ouvre une délicatesse, un tact, un dévouement que peuvent seules donner une bonté réelle et une charité inépuisable.

Ce que je voudrais voir se fonder à Bordeaux, c'est une Société qui remplirait ce but. Je voudrais voir s'ouvrir un refuge dans lequel serait admise, quel que fût l'âge de sa grossesse, toute femme qui viendrait demander secours. Je voudrais voir ensuite cette femme aidée dans la lutte qu'elle soutient pour son existence et pour celle de son enfant ; mais à une condition formelle, c'est que à moins de circonstances spéciales, jugées par un médecin, l'enfant serait allaité par sa mère .Il n'est pas de paroles plus vraies que celles de M. Strauss : « C'est prévenir les abandons que de mettre la fille-mère en état de nourrir son enfant ; bien plus que la voix du sang, le lien de l'allaitement maternel éloigne la mère de toute pensée d'abandonner son enfant . »

Je suis persuadé, Messieurs, que Bordeaux peut faire beaucoup dans cette voie, parce qu'il y a beaucoup à faire. Il faut d'abord des hommes et des femmes dévoués à cette idée ; ce ne sera pas, je l'espère, difficile à trouver. Puis, il faut de l'argent ; mais en faut-il beaucoup ? Voyez ce qu'on a fait à Lyon avec des ressources restreintes, Bordeaux ne le pourrait-il faire ?»

Docteur Oui.

In Bulletins et mémoires de la Société d'hygiène publique de Bordeaux, 1894.

 

Note : Pour une meilleure lecture des sous-titres ont été ajoutés en gras.


03/2013