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Par M.Lambert.

Parmi les décisions de la Justice du canton de la Brède de 1840, on peut trouver une liasse de feuillets disparates : ils concernaient la reconnaissance d’un jeune homme de 25 ans, abandonné très jeune, retrouvé et reconnu par sa famille naturelle. Un destin qui sort de l’ordinaire.

Les faits : ils sont exposés dans les textes que l’on peut télécharger ou lire en annexe (format Pdf) :

  1. Pétition adressée au procureur du Roi - 16 décembre 1839
  2. Réponse du sous-directeur de l’hospice - 27 janvier 1840
  3. Attestation ou procès-verbal de la découverte de l’enfant- 28 mars 1817
  4. Procès-verbal du Juge de paix - 13 mars 1840

Il s’agissait de faire reconnaître un « enfant trouvé » par sa famille naturelle. Enfant qui aurait été abandonné en 1817 et retrouvé, adulte en 1839.
Faisant suite à une procédure dont nous ne connaissons pas les détails, le Juge de paix a dressé le 13 mars 1840 un procès-verbal de reconnaissance du dénommé Pierre Mancinqual comme frère de Jeanne, Marie et autre Pierre Mancinqual.
En filigrane de cet acte : la nécessité de justifier de l’absence d’un frère pour régulariser certaines affaires familiales ?

Et si on essayait d’en savoir plus …

Saint Médard d’Eyrans en 1815
Barthélémy Mancinqual, un pasteur de brebis parmi d’autres. Une femme et trois enfants. Ils vivaient « au jour la journée » comme beaucoup. Pas de résidence fixe; ils ont connu successivement La Brède, Beautiran, Ayguemorte, Bègles, Villenave d’Ornon.
C’est à la métairie de Lamothe à Saint Médard d’Eyrans, le 25 janvier 1815 que Marie Blanchereau a accouché d’un fils, Pierre. Elle a quitté ce monde le 5 décembre 1816. On a dit que le père aurait alors abandonné sa famille. De fait les enfants sont restés « sous la domination de la sœur aînée », Marie, 17 ans.
Son frère et sa sœur ont été « placés », Que pouvait faire Marie du petit Pierre qui avait deux ans ?A-t-elle consulté des autorités communales ? C’est vraisemblable. De même qu’il est possible – sans que ce soit reconnu ultérieurement– que conseil lui ait été donné d’abandonner l’enfant en le déposant à l’hospice, la Manufacture. Une démarche qui n’était pas inenvisageable en ces temps- là. Les écrits concernant les modalités de l’abandon restent confus : Marie a-t-elle déposé son frère dans une rue à Bordeaux ou a-t-elle laissé ce soin à une femme dédommagée pour ce service ? Une certitude : l’enfant a disparu.
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Découverte d’un enfant trouvé
27 mars 1817 : C’est à un coin de rue, route de Toulouse, à 4 heures du matin qu’un très jeune enfant a été découvert. Informé, le commissaire de police est arrivé aussitôt. Chez le boulanger voisin - il faisait chaud - on a déshabillé l’enfant, c’était un garçon, « il était âgé de 10 mois à peu près » est-il inscrit sur le PV dressé le jour même. Très vite, il a été amené à l’hospice, appelé « la Manufacture ».

Pupille de l’hospice
Le séjour fut bref. Le jour même, il était reparti.

On a eu le temps de l’inscrire sur un registre, de lui donner un nom : Didier Vincent, un numéro : 212 et une date de naissance fictive : 27 mai 1816. Sur ce même registre a été reporté le procès-verbal du commissaire de police portant la description très précise de l’habillement de Pierre. Il n’est pas fait mention de marque (billet, morceau de tissu ou autres) qui aurait pu permettre à sa famille naturelle de le reconnaître ultérieurement, et de le reprendre.

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Arrivé à l’hospice le 28 mars au matin, Didier a été confié quelques heures plus tard à Elisabeth Michaud, épouse de Jean Tourteaud, tailleur d’habits à Saint-Christoly. C’était la « meneuse » du canton de Saint-Savin dans le Blayais. Sa mission : servir d’intermédiaire entre les nourrices du canton et l’hospice de la manufacture. C’était elle qui prenait ou ramenait les enfants, assurait leur voyage, et les confiait à une nourrice rémunérée par ses soins selon les directives de l’hospice. A Saint-Christoly, comme dans le nord Blayais, la garde des enfants de l’hospice constituait une source de revenus, modestes, certes mais assurés.
Pierre a été confié à Marie Bertrand, femme de Pierre Pillau, au village d’Hervé, un petit lieu-dit de Saint-Christoly.

Témoignage d’un médecin du Blayais (1817). « Tous les enfants me sont apparus assez généralement bien soignés par les familles qui s’en sont chargées qui sont cependant presque partout parmi les plus pauvres du pays. Dans beaucoup de chaumières, ils semblent partager avec les propres enfants de leurs nourrices, l’affection de ces dernières. Ils sont presque toujours mal vêtus, mais à cet égard, les enfants des paysans avec lesquels ils vivent sont dans le même état ».Le 28 mai 1828 Didier Vincent atteignait ses 12 ans (officiellement). Un anniversaire lourd de conséquences : Marie Bertrand, sa gardienne ne serait plus rémunérée. Deux possibilités : rester dans la famille qui l’avait accueilli ce qui voulait dire compenser par son travail la perte de salaire – ceci jusqu’à sa majorité, ou bien retourner à l’hospice en attendant un apprentissage éventuel.
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Le choix ne s’est peut-être pas posé pour Didier. Le registre de recensement du service militaire porte la mention suivante : « infirme du pied droit ». Peu rentable pour les travaux agricoles ?Didier Vincent est rentré à la Manufacture le 21 juillet 1828.
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On aimerait savoir plus sur l’enfance de Didier dans le Blayais. Une curiosité qui ne sera pas satisfaite. L’hospice constituait pour chaque enfant un petit dossier, quand le nourrisson survivait (le taux de mortalité dépassait les moyennes habituelles), Quand ce document est consultable, on peut éventuellement y trouver quelques précisions sur la vie de l’enfant. Celui de Didier n’est pas vide ; mais pour les années passées chez les gardiennes dans le nord Gironde, .il n’y a que la mention des deux couples gardiens ainsi qu’une note concernant son vestiaire (3 versements pendant 12 ans).

Vivre à la Manufacture
Le 21 juillet 1828, Didier abordait un autre monde : celui de la Manufacture. Il allait y rester 7 ans.

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La Manufacture - emplacement occupé par le Château Descas.

 

Des bâtiments humides, mal conçus, c’est dans ces lieux que Didier a fait l’expérience d’une vie en communauté de 300 à 400 enfants. Il y avait des jeunes qui comme lui, élevés à la campagne, attendaient un éventuel apprentissage en ville; il y avait aussi des enfants qui n’avaient pu être confiés à des nourrices du fait de leurs infirmités ou de leur état mental. Devenus adultes, ils restaient à l’hospice jusqu’à leur mort (ils étaient 55 en 1828). Il y avait la crèche : des nourrices avec de très jeunes enfants qui mourraient souvent.
Il y avait aussi des religieuses qui savaient se rendre indispensables ; leur supérieure avait un réel pouvoir.
Il y avait aussi des surveillants, surtout dans les dortoirs, objet d’une vigilance soutenue : « il fallait éviter les habitudes vicieuses contractées par les enfants et auxquelles ils se livrent entre eux, surtout pendant la nuit ».
On peut ajouter médecins, chirurgiens et aumôniers.
L’oisiveté n’était pas de mise à la Manufacture. Didier, comme tous les autres jeunes ou adultes devaient travailler dans des ateliers. Les avis divergent sur les modalités et la qualité du travail fourni. Il semblerait en fait qu’il y ait eu deux types d’ateliers : des espèces d’ouvroirs « occupationnels » dont on n'attendait pas un grand rendement.et d’autres ateliers dont la mission était bien définie : pourvoir aux besoins des hospices bordelais. Il y avait en particulier des ateliers spécialisés, encadrés par des professionnels qui assuraient une formation. On pouvait, sans doute localiser Didier dans l’atelier de cordonnerie.
Didier a appris un métier, mais aussi à lire, écrire, compter – un avantage sur ses contemporains, souvent illettrés.

Voici un aperçu son emploi du temps (Règlement de 1822) d’une journée :

4 h30 ou 5 h selon la saison : début de la journée
Il a une heure pour s’habiller, faire sa prière, faire son lit, déjeuner et se rendre à la messe.
7 h ou 8 h : entrée dans les ateliers
11 h : repas et recréation
12 h 30 : classe
14 h : ateliers
17 h 30 souper puis récréation jusqu’à la prière du soir
19 h 30 ou 20 h 30 : coucher.

Pas de travail le dimanche – des heures de catéchisme et de prédication.
Cet emploi du temps n’a rien d’exceptionnel. On retrouve les mêmes contraintes dans des établissements qui accueillaient des enfants que ce soit un pénitencier, un couvent de jeunes filles ou un pensionnat de garçons.

A la Manufacture, la Mort n’était pas une idée abstraite : c’est dans la cour centrale que l’on enterrait les nourrissons décédés. Il est vrai que l’on trouvait aussi en ce lieu quelques vaches laitières et des porcs.
On ne sait si des sorties ou promenades étaient prévues pour les pensionnaires de la manufacture.

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Mise en apprentissage en ville
En 1835, Didier qui a 19 ans, se voit offrir une opportunité de sortir de l’hospice : un maître cordonnier Jean Marchais et son épouse s’engageaient « si la demande est adhérée par l’enfant, à l’élever dans la religion de l’Etat et à lui faire exactement remplir les devoirs, et à le nourrir, soigner, loger et entretenir tant en santé qu’en maladie et à lui faire apprendre le métier de cordonnier gratuitement ».

Le couple (la trentaine) a au moins un enfant. Didier habite désormais chez eux rue Clare, près des Capucins. Il a connu le monde rural, un lieu d’enferment, il lui reste à découvrir la vie citadine. Dans le quartier beaucoup d’espagnols et des catalans qui pullulent. Le jeune apprenti a-t-il aussi appris l’espagnol ?

Retrouvailles
Revenons à la famille Mancinqual que nous avions laissée à Saint Médard d’Eyrans en 1817. Le temps avait passé. Marie, l’ainée, s’était mariée avec un garçon de Saint Médard d’Eyrans. Sa sœur Jeanne avait convolé avec un certain Picon, pâtissier de Bordeaux. Quant à Pierre, il avait pris épouse à Martillac. Le père, Barthélémy, était décédé à Ludon (Médoc) en 1829. Il semblerait que ce soit posé alors un problème de succession. Pas grand-chose à partager. Quelques règes, ou un bout de lande sans doute. Il fallait retrouver le quatrième enfant de la famille. Des démarches semblent avoir entreprises auprès de la commission des hospices. Sans grand enthousiasme sans doute de la part de Marie culpabilisée ou sensible à un jugement négatif sur un acte condamnable. Tout ceci explique une requête, tardive, présentée en annexe et la réponse de l’hospice.
Il est dommage de ne pas avoir d’informations sur les retrouvailles entre frères et sœurs.. Restent des suppositions.
Désormais, Didier Vincent n’était plus Didier Vincent mais Pierre Mancinqual. Il prenait aussi une année de plus. Il se retrouvait comme tout le monde avec un frère et des sœurs, des beaux-frères, une belle-sœur et des neveux. Il n’était plus un enfant trouvé.

Mariage et établissement
Porté garçon cordonnier, il s’est marié en 1853 (il avait 38 ans), avec une jeune personne de 26 ans, fille d’un scieur de long corrézien. Malgré la modicité des apports de l’un et de l’autre, un contrat de mariage a été passé. Trois enfants sont nés : Marie en 1857, puis Henri en 1860 et Léonce en 1861.
Quelques années plus tard, en 1866, on le retrouve cordonnier-bottier au 54 de la rue Saint-Nicolas, un quartier populeux à dominante espagnole. Il tient boutique et paye patente. Sa femme, piqueuse de bottes, contribue à la marche de l’affaire.
Le temps a passé : en 1881, toujours rue Saint-Nicolas, à un autre numéro, on le retrouve en 1881. Il a 67 ans. Il vit avec sa femme et Leontine , 24 ans, lisseuse, Henri, 22 ans employé de commerce et Léonce, 20 ans, employé de bureau.
Il est décédé le 22 août 1888 à Bordeaux, route d’Espagne. Ses deux fils vivaient avec lui. Sa femme l’a rejoint quelques années plus tard.
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De relations complexes avec la famille naturelle
Quelques courriers égarés dans le petit dossier de Didier Vincent, alias Pierre Mancinqual font apparaître quelques difficultés relationnelles entre l’intéressé et sa famille naturelle.
C’était en 1865. Pierre se plaignait de tracasseries à l’initiative du sieur Picon, son beau-frère époux de sa deuxième sœur. Il était pourtant à son mariage mais c’était sans compter sur les embûches d’une succession mal maîtrisée. Sans entrer dans des détails complexes et à vrai dire assez obscurs, il semblerait que Pierre « n’était pas celui qu’on cherchait, et par ce moyen on l’évincerait ». Il y avait eu un arrangement financier, contesté.
Pierre Mancinqual voulait ester en justice. Il sollicitait la commission des hospices pour l’aider. Réponse : il gagne sa vie et il n’est pas certain que la cause puisse avoir une issue favorable. Il est ajouté à l’attention d’un des responsables de l’hospice : « d’ailleurs, il doit y avoir un terme apporté par le temps à la protection que l’administration des hospices doit à ses pupilles. lorsque ceux-ci – comme Mancinqual – ont 47 ans il semble que l’on peut les laisser marcher seuls ! »

Documentation complémentaire
Consulter et télécharger les documents suivants (Pdf) :

  • Pétition adressée au procureur du roi
  • Procès verbal de dépot d'enfant - 28 mars 1817
  • Procès verbal de la séance du 18 mars 1840 - Justice de paix de La Brède
  • Réponse du sous-directeur de l'hospice - 27 janvier 1840

Sources
Etat civil : Bordeaux, Aiguemorte, Beautiran, Saint-Médard-d’Eyrans, Saint Christoly-de-Blaye.
ADG33 : 1 R 237
ADG33 : 3 X (enfants abandonnés)
ADG33 :3 E NC 1594
ADG33 : 4 U 25
Revue Historique de Bordeaux et du département de la gironde : « Les enfants trouvés et l’hôpital de la Manufacture à Bordeaux (1689-1880) ». Colloque 17 mai 2003 – Troisième série-N°5-2004


(11/2013)