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Par Sébastien Pottier

En ce début de matinée du 3 octobre 1764, le temps est couvert et pluvieux sur le port de la Lune. Le froid commence à faire son apparition. La Garonne devient tumultueuse, gênant l’activité trépidante du premier port atlantique français. Les gabarres ont des difficultés à effectuer les voyages entre les navires amarrés au milieu du fleuve et les quais, où les attendent les rouleurs, les brassiers et les bouviers.

Le passage de la rivière du Nord au Sud, au départ de La Bastide est aussi perturbé. Trois bœufs attendant leur tour pour embarquer, se voient contraints, avec le garçon boucher qui les accompagne, de remettre au lendemain ce voyage. La Garonne est trop agitée et le garçon n’est pas décidé à prendre le risque de les voir périr. En effet, le passage dit de La Bastide à Bordeaux, sur des bateaux à fond plat est souvent difficile, surtout en ce début d’automne: les vents se lèvent, les courants deviennent rapides et la position des vaisseaux stationnés en face de la Ville, dans l’attente d’un déchargement ou d’une cargaison, auraient obligé le maître de barque à manœuvrer habilement et exposé ses passagers, humains ou animaux, à la noyade et à la mort.

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Le voyage a été trop long et trop coûteux pour que le garçon boucher envoyé par son maître, le sieur François Delit, habitant la rue des Herbes, paroisse Sainte-Colombe, accepte de sacrifier ses animaux.

L’approvisionnement en viande boucherie

Ces trois bœufs viennent vraisemblablement du marché de la ville de Créon, où ils ont été achetés trois cents livres au marchand Megret. Malgré le manque de sources statistiques, Créon semble être un marché important où s’approvisionne un grand nombre de bouchers de Bordeaux.

Les bêtes destinées à la boucherie bordelaise appartiennent à la famille des bovins et des ovins comme le veulent les Statuts de la ville de Bordeaux. Les maîtres bouchers ne peuvent donc que tuer, découper et vendre de la viande de bœuf, veau, vache, mouton ou agneau. Cette bastide de l’Entre-deux-Mers concentre une bonne partie de cet approvisionnement en viande. C’est aussi un pôle d’échanges entre les débiteurs de viande et les marchands de bestiaux. Ces derniers semblent venir de différents horizons: le sud du Limousin actuel, du Périgord ou d’autres régions encore indéterminées. Par exemple, le sieur Lafontaine, marchand de route de Ribérac, profite du jour de ce marché pour faire affaire et proposer à Henry Guerry, maître boucher de Bordeaux, treize bœufs très gras qui doivent être vendus dans une foire parallèle.

Une fois achetés, nos trois bœufs prennent la direction de l’ouest, vers la Garonne, qui constitue un obstacle parfois infranchissable. Ils se dirigent vers le port de La Bastide, parmi d’autres troupeaux de bœufs. Ces convois de bestiaux se retrouvent dans les ports face à la ville de Bordeaux et son marché de plus de cent mille âmes. Le port de Lormont est aussi fréquenté pour la traversée des troupeaux. Plus en amont, Camblanes est aussi un lieu d’embarquement. L’attente des conditions favorables à la traversée a son utilité: elle sert à marquer les bêtes de la marque de l’acheteur, c’est-à-dire du boucher de Bordeaux. Ainsi, le garçon boucher de François Delit, dès la réception des trois bœufs sur la rive droite, officialise le changement de propriétaire et impose sur les bestiaux la marque de son maître.

Le voyage n’en est pas pour autant terminé. La rivière franchie, les bouchers de Bordeaux parquent leurs bêtes dans des prés ou barrails pour les engraisser.

La mise en pacage

Les bœufs ou moutons ont pu parcourir une centaine de kilomètres voire plus avant d’arriver à bon port. Nos trois animaux sont donc amaigris et fatigués. Cette indisposition fera diminuer les bénéfices du boucher s’il débite la viande une fois la Garonne traversée. La mise en pacage est donc indispensable en vue d’un engraissement rapide. Cette phase est nécessaire pour le boucher qui la vend au poids sans tenir compte de la qualité du morceau.

Les prés utilisés pour la pâture se trouvent le plus souvent autour de la ville, dans sa proche banlieue. L’endroit le plus apprécié est la palu de Bordeaux, au Nord de la Ville, ou les paroisses proches de la Garonne, à une distance inférieure à quinze kilomètres. Ces terres très humides sont très herbeuses. L’extension du domaine viticole et du tissu urbain bordelais est impossible sans d’importants travaux d’assèchement et de drainage. Une partie de la palu est donc transformée en lieu de pacage. Les troupeaux se dirigent dans le prolongement du faubourg des Chartrons ou vers les paroisses de Bègles, Cadaujac, d’Eyzines ou de Bruges.

Les maîtres bouchers dépensent des sommes énormes dans la location d’un pré pour le pacage de leurs bêtes. Ainsi aux termes d’un contrat de bail en date de 1722, le boucher Jean Dupuy loue un barrail dans la palu de Bordeaux pour six cents livres pendant cinq années. Pierre Lévêque, également boucher, reprend cette ferme en 1741 pour la coquette somme de mille livres. De même, Jean Poupard, dépense la somme de trois cents quatre-vingt-dix-huit livres pour un droit de pacage d’un an dans la paroisse de Bègles, et Martin Lévêque paye la somme de huit cents livres par an pendant sept années pour avoir le droit de mettre son bétail dans la paroisse de Bruges.

La rive droite n’en est pas pour autant délaissée. Henry Guerry, maître boucher, demeurant rue du Mû, paroisse Sainte-Colombe, en investissant à Camblanes, dans des terres de palu, décide d’engraisser son bétail, avant le franchissement de la Garonne. Aux baux de ces terres herbeuses, sont souvent inclues des granges où les animaux s’abritent.

Le temps passé dans les prés est plus ou moins long, suivant l’activité du boucher. François Bouyé met cinq semaines pour tuer et débiter à la population bordelaise les cent-vingt-sept moutons, mis en pacage à Bègles en janvier 1731. Le boucher peut être perçu comme un éleveur, avant d’exécuter pleinement son rôle de tueur et débiteur de viande de boucherie suivant ses statuts.

L’abattage sur le marché de Bordeaux

Une fois engraissés, nos trois bœufs entament la phase finale de leur route et se retrouvent au cœur de Bordeaux, à l’Est de la Cathédrale Saint-André, près de l’actuel Cours Alsace-et-Lorraine. À cet endroit, se trouvent trois rues qui constituent le centre névralgique de la boucherie bordelaise: la rue du Mû, la rue des Trois Canards et la rue des Herbes. C’est un des lieux d’abattage des bêtes de boucherie les plus importants de Bordeaux. Et nos trois bœufs s’y dirigent, après que le garçon qui les escorte, a payé le droit du pied fourché à l’entrée d’une des portes de la Ville. Ils ne leur restent plus que quelques heures à vivre et nous pouvons imaginer sans mal, les dégâts qu’ils peuvent causer s’ils s’échappent, affolés par l’odeur de la mort.

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En 1796, environ un quart des quatre-vingt-treize bouchers vivent dans ces trois rues. Les effectifs des maîtres bouchers, sous l’Ancien Régime, sont plus faibles.

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Les Statuts de la ville préconisent cinquante membres et près de la moitié est concentrée dans ces ruelles étroites qui descendent vers la Garonne. Cette localisation spécifique à la communauté des maîtres bouchers de la ville de Bordeaux s’explique par deux facteurs : la présence du Peugue d’une part et celle des Grandes Boucheries d’autre part, situées sur la place du Grand Marché, à quelques encablures de la Cathédrale Saint-André.

Les abattoirs sont implantés sur le Peugue, dans lequel les bouchers jettent sans scrupule, du sang et les carcasses des bestiaux. L’eau de ce ruisseau charrie donc ces déchets jusqu’à la Garonne. Dans la rue des Trois Canards, le Peugue passe derrière les maisons, ou sous ces dernières. Au rez-de-chaussée est installée une tuerie. Les bêtes y sont amenées, en passant par ces trois rues étroites et tortueuses, héritières de la période médiévale, sans cesse obstruées par le passage des troupeaux. Les trois bœufs du sieur Delit vont donc être tués puis dépecés quelque part dans une de ces maisons. Desgraves dans son Évocation du vieux Bordeaux, nous explique qu’une puanteur infecte règne à cet endroit. La rue des Herbes, ne doit pas sentir seulement le thym et le romarin.

           

La vente de la viande à Bordeaux

Une fois découpée en quartiers, la viande provenant des trois bœufs est vendue sur un des bancs ou étaux de la place du Grand Marché. Sur cette place et sur les rues adjacentes, sont implantées les Grandes Boucheries.

Cet endroit n’est pas seulement destiné au débit de la viande de boucherie mais aussi à toutes sortes de comestibles: volailles, poissons, gibier, légumes et le pain. La place est organisée spatialement. Au centre se trouvent la poissonnerie, à l’Est la paneterie et à l’Ouest le pilori et le pavillon où se vendent la volaille et le gibier. Au Nord de ce Grand Marché, dans la rue des Épiciers, jusqu’à l’intersection avec la rue des Herbes et au début de celle-ci, les bancs qui composent les Grandes Boucheries de Bordeaux, sont loués ou achetés par des bouchers. Sur ces bancs, la viande est exposée, découpée sous les yeux des Bordelais. Il y a quarante-deux bancs dont la plupart appartient à l’Hôpital Saint-André et les autres à différents seigneurs laïcs ou à des congrégations religieuses. Les bancs ont un nom de Saint et se louent à des prix élevés. Ainsi en mars 1741, Marguerite et Jeanne Rateau, marchandes bouchères prennent le banc carnassier appelé Saint-Thomas pour quatre cents livres par an. Etienne Sandré, aussi marchand boucher prend en ferme celui appelé Saint-Jude pour six cents livres par an.

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Les bancs sont affermés aux grandes familles bouchères de Bordeaux. Nous retrouvons les familles Bouyé ou Boyer, Guerry, Jamon, Joguet, Rateau, Sandré et Soubran au cœur de ce commerce.

La boucherie est une histoire de famille

La boucherie est un monde replié sur lui-même. Les protagonistes tissent de profonds liens entre eux. Les mariages en sont un parfait exemple. En l’état actuel de nos recherches, nous avons constaté qu’un grand nombre de contrats de mariage se concluent dans le cercle fermé de la boucherie bordelaise. De véritables dynasties se créent à partir du règne de Louis XIV.

Ainsi le contrat de mariage du 28 janvier 1747 reçu par Maître Brun, notaire à Bordeaux, rue du Cahernan, Paroisse Sainte Eulalie, est un témoignage de la forte endogamie existant au sein de ces familles bouchères. Guillaume Sandré, maître boucher, fils de Jean Sandré, aussi boucher, convole en premières noces avec Jeanne Soubran, fille d’Arnaud Soubran, maître boucher. Les témoins choisis par les deux parties au contrat sont également membres de cette communauté. Le futur époux est assisté de son frère Guillaume, boucher; de son oncle, Jean, boucher marié à Thérèse Boyé ; de son cousin germain, Etienne, boucher, époux de Flore Rateau ; de sa sœur Flore, mariée à Jacques Boyé, boucher ; de son autre frère, Simon, boucher; de sa cousine, Jeanne Rateau, marchande bouchère ; et de son autre cousin, Guillaume Rateau, boucher.

Même son de cloche pour la future épouse: elle est entourée de ses deux frères, Jacques et Pierre, bouchers ; le premier marié à Élisabeth Boyé ; de sa cousine, Michèle Soubran, mariée à Jean Sandré, boucher; de sa cousine, Françoise Boyé ; et d’un autre cousin Pierre Boyé, boucher.

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Les réseaux du commerce de la viande à Bordeaux sont très difficiles à cerner, étant donné la diversité des sources archivistiques souvent éparses. Nos investigations dans le cadre de notre thèse ne sont pas encore menées à terme. Mais chaque information glanée au fil des minutes notariales est une pierre de plus à ajouter à cet édifice de la connaissance du Bordeaux d’autrefois.

Article rédigé en 2004.
L’auteur, un jeune doctorant, est décédé quelques années plus tard sans avoir pu mener sa recherche à son terme.


Novembre 2021