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Une expérience de courte durée

Par M.Lambert

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Elles ont travaillé dans les usines de guerre à Bordeaux ou à proximité. Combien étaient-elles ? Quelques milliers. Qui étaient-elles ? Sauf exceptions, ce sont des anonymes. Quelles traces ? Surtout des réclamations et des actions revendicatives. Aux archives départementales quelques cotes dans les séries M et R permettent de les approcher.Ce n’est qu’à partir de 1915, qu’il a été fait appel à elles.
La guerre devait être courte. Elle durait.. Pas assez de fournitures, ni de munitions.
Il fallait réagir. En quelques mois l’Etat a mis sur pied dans toute la France une véritable industrie de guerre. Des industries privées, reconverties ont complété le dispositif public. Il y a eu des délocalisations. Comme l’usine Gevelot (fabrication de cartouches) qui venait de la région parisienne.


Des salaires relativement attractifs ont attiré les femmes, jeunes ou moins jeunes. Certaines étaient originaires de la région, mais pas toutes ; il y avait des réfugiées ou des « délocalisées » qui avaient suivi le transfert de leur usine. A la Poudrerie de Saint Médard en Jalles, on disait qu’on avait récupéré des femmes venant de maisons de correction !
C’est alors que, qualifiées ou non, elles ont dû s’adapter. De nouveaux gestes, un rythme de vie inhabituel et pour nombre d’entre elles en surplus, les tâches ménagères, la garde des enfants et parfois les soins à un parent âgé.
Dans les usines de guerre, il y avait des femmes mais aussi des ouvriers. Ils étaient qualifiés, en âge d’être mobilisés, mais leurs compétences avaient été jugées plus utiles dans les usines à l’arrière que sur le front. Les ouvrières pouvaient aussi croiser sur leur lieu de travail « annamites », marocains, Kabyles, portugais et autres immigrés qui participaient aussi à l’effort de guerre.

Où travaillaient les ouvrières ?
A Bordeaux et sa banlieue ou dans quelques localités de Gironde.
C’est ce qui apparaît dans les deux listes qui sont proposées en annexe.
Ces deux listes énumèrent les usines qui travaillaient pour la guerre.
La première (liste des établissements travaillant pour la défense nationale) présente les établissements qui assuraient la fourniture des objets ou produits nécessaires à la vie des hommes sur le front : chandails et de chaussures, conserves alimentaires, produits d’entretien (savon), etc. Ajoutons les usines frigorifiques, les fabriques de baraques, les minoteries et même les tanneries.
La deuxième liste énumère les usines travaillant essentiellement pour fournir les munitions.
La lecture des divers documents relatifs aux usines de guerre laisse à penser que ces deux listes sont incomplètes.
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Ainsi il est fait peu mention des multiples établissements ouverts par la maison Carde à partir de 1916
Il n’y a pas de référence de date. 1916 peut-être ?

Des femmes travaillaient dans des usines de munitions
On a décrit un salaire attrayant, un peu supérieur à la moyenne
Certains on évoqué les agréments d’une vie facile : « elles portaient des bas de soie, elles allaient au spectacle, elles voyaient des films policiers », disait-on. Presque des privilégiées ...
Une autre voix : celle d’une journaliste, Marcelle Capy, féministe et libertaire. Elle avait travaillé quelques semaines incognito dans une usine de guerre.Son témoignage a paru dans La Voix des femmes entre novembre 1917 et janvier 1918 :
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« L'ouvrière, toujours debout, saisit l'obus, le porte sur l'appareil dont elle soulève la partie supérieure. L'engin en place, elle abaisse cette partie, vérifie les dimensions (c'est le but de l'opération), relève la cloche, prend l'obus et le dépose à gauche.
Chaque obus pèse sept kilos. En temps de production normale, 2 500 obus passent en 11 heures entre ses mains. Comme elle doit soulever deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour 35 000 kg.
Au bout de 3/4 d'heure, je me suis avouée vaincue.
J'ai vu ma compagne toute frêle, toute jeune, toute gentille dans son grand tablier noir, poursuivre sa besogne. Elle est à la cloche depuis un an. 900 000 obus sont passés entre ses doigts. Elle a donc soulevé un fardeau de 7 millions de kilos.
Arrivée fraîche et forte à l'usine, elle a perdu ses belles couleurs et n'est plus qu'une mince fillette épuisée.
Je la regarde avec stupeur et ces mots résonnent dans ma tête :
35 000 kg ».

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 Elles ont revendiqué, elles ont manifesté et se sont syndiquées
C’est essentiellement à travers des rapports au préfet ou à d’autres autorités que nous pouvons esquisser les grandes lignes d’une expérience revendicative – pour beaucoup d’entre elles une découverte.
Un tableau joint en annexe présente quelques actions.
Quels étaient leurs motifs de revendication ?
Il y avait des horaires peu en accord avec ceux des moyens de transport. Les heures d’embauche et de débauche ne correspondaient pas aux passages des tramways à proximité des lieux de travail.
Il y avait aussi la gêne occasionnée par des locaux mal adaptés aux manutentions, au travail d’usinage, aux variations de température. Rien n’était prévu pour les pause repas, pris à même la gamelle. Il y avait certes toujours à proximité des restaurateurs. Ne profitaient-ils pas de la situation ? Quelques projets de cantine avaient été avancés.
« Pas assez payées », disaient-elles. Salaires, primes et « boni » ne leur permettaient pas de vivre. Un constat : depuis le début de la guerre la vie avait beaucoup augmenté.
Quelques exemples

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Tableau publié dans N° 4 I. A.E.S p.41 et suiv.

Elles ont obtenu, parfois, satisfaction sur certains points, mais rien n’était définitivement acquis. Il leur fallait revenir, insister et discuter à nouveau. Il a été beaucoup question de « boni », une variable d’ajustement.
Les ouvrières pensaient que les patrons en profitaient. Le patron des usines Carde n’a-t-il pas acheté une belle propriété ?
Leur encadrement : des hommes, autre motif de réclamation. Certains abuseraient de leur autorité pour « profiter de la faiblesse des femmes et leur faire des propositions malpropres ».
Mais sujet le plus controversé, c’est celui de la définition des équipes de travail, de leur nombre et de leur durée. Travail en 2 équipes ou en 3 ?
Trois équipes : cela suppose un travail de nuit :
« 1 heure, 2 heures, 3 heures. L’aube balaie les vitrages. Les visages se décomposent. Les yeux s’enfoncent, les joues se creusent, les lèvres s’abaissent, les bras meurtris demandent grâce. Les jambes fléchissent. Le regard fixe, la bouche lourde, le corps appesanti, les vêtements collés à la peau, mes compagnes s’agitent dans le demi-jour blême. C’est l’heure de la grande fatigue. C’est l’heure de la grande volonté. Il faut produire quand même, il faut produire car la machine commande etqu’au dehors la misère guette... Lorsque vient enfin l’heure de la délivrance, ce sont des loques sue l’usine jette à la rue » décrivait Marcelle Capy.
Les avis s’opposaient. Ouvrières, ouvriers, patrons et syndicats avançaient tour à tour propositions et contre-propositions. Mais la menace du chômage s’est peu à peu insinuée. . Les syndicats ont pris position : temps de travail plus courts qui maintenaient dans les usines plus de personnel. Ce qui n’était pas le choix d’ouvrières tentées par des journées plus longues et donc des salaires plus élevés.

Leurs modes d’action :
Avaient-elles connu avant leur embauche des formes d’actions collectives ? On ne sait, mais il est certain qu’elles se sont retrouvées, parfois très nombreuses, (jusqu’à 500 en juillet 1917) à des réunions à l’Athénée (rue des 3 Conils) ou à la Bourse du travail (42, rue de Lalande). Elles écoutaient, prenaient parfois la parole et discutaient des problèmes posés.
Elles ont utilisé l‘arme de la grève. Menaces souvent, grève des bras croisés parfois et en dernier recours absence sur le lieu de travail
En annexe, un tableau où sont mentionnés quelques établissements dans lesquelles des femmes ouvrières ont posé des revendications avec plus ou moins de succès (liste non exhaustive).
Elles également été partie prenante des mouvements de revendications manifestés dans de nombreuses villes de France en 1917.

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Couturières en grève à Paris en 1917

 

Plus spectaculaire, le coup d’éclat des ouvrières de la Poudrerie de Saint Médard : elles ont arrêté des trains transportant les ouvriers.
Les syndicats soutenaient, encourageaient tous ces mouvements. Le syndicat des métaux en particulier, animé par des ouvriers qui ne manquaient pas de personnalité. On peut citer Georges Gaye, « pacifiste », Jean Mandes- France, «anarchiste ». C’est à eux que l’on doit en Gironde l’émergence d’un syndicat d’ouvrières d’usines de guerre.
Des femmes y ont tenu leur place (présidente, secrétaire, trésorière).
On aurait voulu en savoir plus sur elles. Les rapports mentionnent des patronymes à l’orthographe imprécise, pas de prénoms. C’était surtout les hommes, reconnus, qui avaient la parole.
Les ouvrières ont-elles saisi toute l’ambiguïté des réactions de leurs camarades syndicalistes masculins? Ils soutiennent certes un syndicat d’ouvrières – qu’ils contrôlent d’ailleurs – mais en même temps ils craignent que la présence massive des femmes après la guerre ne leur fasse une concurrence déloyale ; le patronat en effet appréciait précision dans le travail et docilité, des qualités toutes féminines.
Et l'expression d'Alphonse Merrheim, secrétaire des métaux CGT, en décembre 1916, est significative de l'état d'esprit dans la CGT: "Quelle que soit l'issue de la guerre, l'emploi des femmes constitue un grave danger pour la classe ouvrière. Lorsque les hommes reviendront du front, il leur faudra lutter contre ces dernières qui auront acquis une certaine habileté et toucheront des salaires différents. "

A la fin 1917, rien ne va plus !
On décèle déjà des carences au niveau des fournitures de matériel - et en 1818, c’est surtout une prévisible montée du chômage qui a accentué la mobilisation des femmes. On a pu les voir manifester rue, dans le calme.
En février 1918, on envisage les priorités : « Il faudrait commencer par renvoyer les femmes de la campagne, les étrangers, les ouvrières dont le mari est mobilisé dans une usine et les célibataires ».
Le 11 mars, lors d’une réunion, il est évoqué la possibilité pour « les pouvoirs publics de remplacer le travail de guerre par le travail de paix et d’établir dès maintenant un programme de travaux d’après-guerre ». Lors de cette même rencontre, le philosophe Ruyssen constate « avec plaisir que les nécessités du jour ont amené les femmes à se solidariser et à se grouper dans les syndicats. C’est dans les organisations syndicales que la femme relèvera non seulement son salaire, mais aussi son moral et sa dignité ». Mais, dans le même discours il évoquait « les beautés de la maternité qui devra être féconde après la guerre pour la reconstitution de notre race ».
Une conception du rôle de la femme dans la société qui était dans l’air du temps. En 1918, le congrès de la CGT de juin énonce que « fidèle à ses conceptions d’émancipation, il considère que la place de la femme est au foyer ».
Il y eu l’inévitable vague de licenciements. Parfois, avec prime, parfois sans rien.
Des caisses de secours ont été mises en place, des subventions accordées.
Mais il était bien entendu que l’on ne demandait plus alors aux femmes de travailler...

Des documents à télécharger (Pdf)
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Pour en savoir plus...

Catalogue de l’exposition : «L'autre front, les femmes de Gironde au temps de fa Grande Guerre (1914-1918) ».
Publié à l’occasion de l’exposition « L'AUTRE FRONT : les femmes de Gironde au temps de la Grande Guerre (1914-1918). », présentée en salle des voûtes de novembre 2014 à mars 2015, ce catalogue propose une synthèse sur le rôle des femmes en Gironde pendant la Grande Guerre, à travers plusieurs approches thématiques :

  • Les femmes girondines dans la guerre économique, par Hubert Bonin.
  • Les conditions de travail et de vie des Girondines engagées dans la guerre économique, par Hubert Bonin.
  • Des femmes au travail, des femmes en grève, par Alexandre Fernandez.
  • Les femmes protestantes de Bordeaux et la Grande Guerre, par Sèverine Pacteau de Luze.
  • Femmes et politique en Gronde autour de la Grande Guerre, par Bernard Lachaise.

Documents d'archives et bibliographie complètent l’ensemble.

  • Date parution : novembre 2014
  • ISBN: 13978-2-86033-0

A commander aux Archives départementales de la Gironde.

Sources

  • ADG : 1 M 612 – 1 M 655 – 2 R 183 – 2 R 184 – 10 R 34 – 10 R 36 – 10 R 37
  • La petite Gironde
  • Institut Aquitain d’Etudes Sociales (I.A.E.S.), La classe ouvrière bordelaise face à la guerre - (1914-1916) – N° 4 – 1976
    Morin-Rotureau (Evelyne), Combats de femmes 1914 - 1918, Les françaises, pilier de l’effort de guerre . Editons Autrement, Paris 1914
    Thébaud (Françoise), La femme au temps de la guerre de 14, Petite bibliothèque Payot Histoire, 1913
  • La chanson : http://nvx.francebleu.fr/chansons-guerre-14-18/tourneuses-d-obus/

(09/2014)